Choix et transparence
Essai – Où l'on parle d'auteurs qui commencent par K, de choix, de plongeon et de manèges
Je m’appelle Adrien et j’ai terminé mon deuxième roman en février 2024. Arrêt sur Page est un lieu où je tente de donner un sens à ce travail qu’est l’écriture ; plus globalement, au monde qui m’entoure. Ici, on parle de récits, d’écrivain.e.s, d’art mais aussi de confiance en soi, de peur du regard de l’autre, de volonté de suivre sa voie. Les articles prennent la forme de courts essais, qui s’attaquent chacun leur tour à une problématique.
Salut la compagnie ! 💨
Cela fait un moment que je n’ai pas pointé le bout de mon nez !
Il y a eu l’été, avec ses week-ends ensoleillés, ses plages de galets et mon passage à la trentaine. Puis il y a eu septembre, la rentrée – qui n’en est pas vraiment une car où sont passés nos 2 mois de vacances estivales ?? –, le retour à une vie sociale plus chargée et… un voyage au Maroc !
Et me voilà, début octobre, avec 3 mois sans avoir rédigé un seul épisode d’Arrêt sur Page. Mais est-ce vraiment la faute à l’été ?
On ne va pas se mentir, si je n’ai pas écrit, c’est avant tout parce que je n’en avais pas envie !
J’étais frustré de la newsletter (cf. mon dernier article pas content). Particulièrement de devoir décider d’une ligne éditoriale… A chaque fois que j’en choisis une, je me dis : “Eh merde, je ne pourrai pas parler de ça”…
Et me voilà reparti vers mes combinaisons à 45 inconnues, pour trouver comment dérober un peu de temps au temps, de confiance à l’inconfiance, de spontanéité à la productivité.
Mais s’il y a bien un truc que j’ai appris pendant mes études d’ingénieur c’est que lorsqu’une machine ne fonctionne pas, le moyen le plus sûr de la réparer est de l’éteindre… pour la rallumer un peu plus tard !
Alors j’ai poussé l’écriture loin de moi, pour une pause qui m’a fait le plus grand bien.
Et qui m’a amené à réfléchir à cette frustration que je ressens de ne pas pouvoir tout faire en même temps (l’inverse de ce que je préconise dans mes articles, je sais… 🥸).
De devoir choisir en somme…
Ce sera notre sujet d’aujourd’hui : le choix !
La peur du choix
Ah choisir, cet éternel précipice !
Je crois qu’on a toutes et tous des domaines dans lesquels le choix nous angoisse.
Pour certain.e.s, ça va être le choix d’une tenue le matin ou d’un plat au restaurant. Pour d’autres, le choix d’un endroit à visiter ou d’une activité à faire. Et puis, pour d’autres encore, des choix plus existentiels.
Qu’est-ce que je voudrais faire de ma vie ? Est-ce que je veux avoir des enfants ? Est-ce qu’on peut vraiment l’appeler K (spéciale dédicace à Philippe Starck) ?
Il n’est ainsi pas rare d’entendre des personnes avoue que choisir est une tannée pour elles ! Et c’est vrai, nous avons toutes et tous eu, à différents moments de nos vies, des choix que nous aurions préféré fuir.
Pourtant, avoir le choix devrait être quelque chose à chérir ! C’est la preuve même de notre liberté : nous avons le choix car nous sommes libres de choisir.
Mais alors, pourquoi est-ce ça que ça nous angoisse tant de choisir ?
Le vertige de la légèreté
Dans L’Insoutenable légèreté de l’être, Milan Kundera écrit que son personnage principal Tomas est né de la phrase : Einmal ist keinmal, qui signifie littéralement : “une fois, c’est jamais.”
Quelques lignes plus loin, on peut lire : “Ne pouvoir vivre qu’une vie, c’est comme ne pas vivre du tout.”
En effet, pour Kundera, il est impossible de reproduire à l’identique les conditions d’un choix. On ne saura donc jamais si on a pris la “bonne” ou la “mauvaise” décision, puisqu’on ne sera jamais plus confronté au même choix. Tout choix aurait donc tout aussi bien pu ne pas être.
De là cette idée que la vie est insoutenablement légère : rien ne compte, puisqu’on ne peut jamais savoir si l’on a vraiment eu raison ou tort. Rien n’a d’importance. L’absence de comparaison absolue a pour conséquence une perte de sens.
De là, naissent les angoisses de son personnage Tomas, piégé entre cette conscience de la légèreté de sa propre liberté et le poids qu’il donne, malgré tout, à certaines réalités (comme son amour pour Teresa). Ou encore celles de Sabrina, au sujet de laquelle on lit :
Le drame d’une vie peut toujours s’expliquer par la métaphore de la pesanteur. […] Mais au juste, qu’était-il arrivé à Sabina? Rien. Elle avait quitté un homme parce qu’elle voulait le quitter. L’avait-il poursuivit après cela? Avait-il cherché à se venger? Non. Son drame n’était pas le drame de la pesanteur mais de la légèreté. Ce qui s’était abattu sur elle, ce n’était pas un fardeau, mais l’insoutenable légèreté de l’être.
Sabrina est confrontée à l’angoisse de sa propre liberté absolue, qui ne mène qu’au vide.
Moi contre moi
Cette idée du vide m’a rappelé cette phrase de Kierkegaard :
L’angoisse c’est le vertige de la liberté.
Kierkegaard est un philosophe danois, de la première moitié du XIXème siècle et donc antérieur à Freud. C’est l’un des premiers à avoir développer une pensée de l’intériorité humaine, de l’inconscient, du moi, de l’angoisse, … Sa pensée a inspiré l’existentialisme, notamment celui de Sartre (qui disait tout de même – si ça c’est pas inspiré : “c'est dans l'angoisse que l'homme prend conscience de sa liberté”).
Bref. Kierkegaard a écrit un livre tout à fait lisible et beaucoup moins déprimant que son titre le laisse suggérer : Le Traité du désespoir, aussi traduit comme La Maladie mortelle (oui, je sais…).
Dans ce livre, il lie l’angoisse / désespoir à l’existence du moi comme sujet opaque.
Voici donc la formule qui décrit l'état du moi, quand le désespoir en est entièrement extirpé : en s'orientant vers lui-même, en voulant être lui-même, le moi plonge, à travers sa propre transparence, dans la puissance qui l'a posé.
Je précise que Kierkegaard était croyant, fervent chrétien et persuadé que la réponse à l’angoisse se trouvait dans la Foi, ce qui explique la fin de la citation. Mais ce n’est pas celle-ci qui m’intéresse ici.
Ce que je trouve essentiel dans cette citation est plutôt la notion de transparence du moi, posée en condition nécessaire à la sérénité.
De ces deux citations, on peut déduire que la liberté ne crée de l’angoisse qu’à partir du moment où mon moi se place comme sujet opaque, au centre de cette liberté même. Autrement dit, à partir du moment où mon moi est un obstacle à moi-même.
Avec les mots d’aujourd’hui, on pourrait plus simplement dire que notre ego est source d’angoisse car se dressant entre l’objet de notre liberté et notre liberté (ego étant à entendre dans le sens : “Ah, il a vraiment trop d’ego ce mec, c’est toxique” – #notallmen, on sait mais quand même…).
C’est en effet la peur de se nuire à soi-même qui est la cause de nos hésitations (peurs de mal faire, de regretter, de manquer,…). On a peur de paraître moins que l’autre, on a peur de ne pas maximiser notre bonheur, de ne pas prendre le meilleur plat au restaurant.
Pour Kierkegaard, la solution se trouve du côté de l’abandon du moi.
Sortir de soi-même
Pour cela, Kierkegaard affirme qu’il faut s’en remettre inconditionnellement à Dieu pour se débarrasser du désespoir. (Je rappelle ici qu’abandonner signifie originellement “laisser au pouvoir de”, “s’en remettre à”).
C’est une vision de la spiritualité qui n’est pas nouvelle. On trouve cette même idée d’abandon de soi dans le bouddhisme ou dans l’immanence que défend Spinoza. Il s’agit d’embrasser la foi pour se débarrasser de la rugosité de son individualité.
Personnellement, je ne crois pas qu’un plongeon dans la religion soit nécessaire pour s’approcher d’une transparence du moi. C’est, disons, un chemin rassurant. Mais il en existe d’autres !
A mon sens, il s’agit de se penser dans quelque chose de plus grand que nous-mêmes. Dans une forme d’universalité. Si la méditation ou la prière peuvent nous y aider, tant mieux. Mais on peut tout aussi bien sortir de soi-même grâce, par exemple, à un travail qui nous passionne.
Prenez une professeure passionnée par son métier : pendant son cours, elle va penser à ce qu’elle transmet à ses élèves, à la manière d’amener les notions avec pédagogie. Si elle enseigne véritablement avec joie, les choix auxquels elle sera confrontée dans sa carrière ne seront pas pollués par des questions de fierté ou de jalousie.
Pareil pour un artiste. Le travail de création est un plongeon dans quelque chose de plus grand que soi. C’est un plongeon dans un moi qui se veut universel et, en ce sens, qui n’est plus mon moi mais le moi de tout le monde.
Dans ces instants-là, l’erreur n’importe plus.
La joie d’avoir le choix
Pour autant, il existe des artistes, des professeures, des religieux, des personnes “aimantes” rongées par l’angoisse, par la rancoeur, la haine et toute sorte de sentiments charmants.
Il ne suffit donc pas d’être artiste, professeur ou autre pour s’oublier. Il faut avant tout aimer ce que l’on fait, l’aimer dans son essence, pour ce que cette occupation est, l’accepter. Et derrière, et surtout, s’accepter soi-même.
Antoine de Saint-Exupéry écrivait : “On ne voit bien qu’avec le coeur”.
Accepter qui l’on est, accepter que l’on peut se tromper, accepter que l’autre puisse se tromper, c’est se rapprocher de son coeur, de son noyau. C’est accepter de ne plus rationnaliser constamment notre rapport au monde mais de le prendre à travers notre intuition.
C’est accepter d’être transparent.
Et c’est à partir de cette transparence que nous pouvons pleinement embrasser notre liberté, en la percevant pour ce qu’elle est vraiment – une liberté – et non une angoisse !
C’est à partir de cette transparence que nous pouvons espérer avec joie les choix qui nous attendent.
Pour cela, il faut du courage, un courage particulier puisque celui de l’humilité. Mais rappelons que transparence ne signifie pas inexistence, impuissance ou invisibilité.
Transparence signifie fenêtre sur le monde plutôt que mur, voilà tout.
Merci pour votre lecture, à bientôt !
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Des milliers de ronds dans l’eau automnale 🍁
J'aime bien l'idée de lier la transparence avec la liberté. C'est une image qui me parle. Merci pour ce texte !
Merci pour cette édition, j'ai appris plein de choses ! Et c'est solide de parler à la fois de Kundera et de Kierkegaard dans une édition de reprise, chapeau bas 😄